Organisée sous le thème « La nouvelle donne stratégique en Méditerranée : les géopolitiques, économiques, migratoires, énergétiques et technologiques », la 24e session du forum international de Réalités s’est révélée les 13 et 14 octobre enjeux courants à Hammamet en présence d’éminentes experts économiques, anciens ministres, acteurs politiques, représentants de la société civile de la région euro-méditerranéenne et d’ailleurs. Les différentes sessions ayant meublé le débat tout au long de ces deux jours ont permis aux différents participants d’examiner et de mieux comprendre en quoi et commenter le partenariat stratégique euro-méditerranéen devrait être prévu dans un contexte mondial multipolaire.Il était également question de chercher les moyens à même de transformer les défis de cette nouvelle donne en opportunités.

Quelle place la Méditerranée occupe-t-elle dans un monde multipolaire ?

Lors de son intervention dans le cadre de la séance d’ouverture du forum, Taïeb Zahar, Président du Forum international de Réalités, a tenté d’introduire la thématique de cette nouvelle session du forum. Il a expliqué que l’émergence de centres de pouvoir et la montée en puissance de centres financiers régionaux ont donné naissance à un nouvel ordre mondial et a conduit au passage d’un monde unipolaire à un autre bipolaire puis multipolaire dont les guerres ont accéléré la formation.
Il révèle que la région euro-méditerranéenne n’a pas échappé à l’impact dévastateur d’une série de bouleversements, à commencer par le « Printemps arabe », le changement de régime politique dans certains pays, le déclenchement de conflits armés, puis la pandémie de la Covid-19 pour en arriver à la guerre en Ukraine qui ont aggravé davantage la situation et entraîné une grande perturbation des chaînes d’approvisionnement et des processus de production.
Dans ce contexte de bouleversements, un ensemble de facteurs sociaux, économiques, politiques et environnementaux ont aggravé la crise migratoire.
Il explique que la coopération militaro-économique entre les deux rives de la Méditerranée, le dialogue politique et les négociations diplomatiques seront désormais liées aux difficultés en particulier à la chute d’interlocuteurs privilégiés, la montée des populismes et la radicalisation des discours.
Néanmoins, Taïeb Zahar a considéré que bien qu’étant à l’origine de nouveaux défis, cette nouvelle donne stratégique en Méditerranée engendrait de nouvelles opportunités dans les relations entre les pays qui l’entourent et que les bouleversements serviraient de catalyseurs à des changements. plus profondes.
« La Méditerranée est redevenue un lieu de concurrence entre les États-Unis, la Russie et la Chine.Cette dernière investit massivement dans les infrastructures portuaires et les flottes commerciales mais aussi dans les industries minières et le BTP. La Chine cherche à nouer des partenariats énergétiques avec les pays de la rive sud producteurs de gaz et de pétrole », at-il expliqué.
S’agissant du secteur énergétique, Taïeb Zahar a révélé que le bassin méditerranéen disposait des potentialités nécessaires pour relever les défis énergétiques en assurant la sécurité des approvisionnements de la région en énergie. « La recherche d’un consensus méditerranéen repos, dans le domaine énergétique, sur cinq axes stratégiques prioritaires : ouvrir, produire, échanger, interconnecter, coopérer, y compris dans la mise en place de nouvelles formes de régulation mondiales », at-il affirmé .

La valse de la coopération euro-méditerranéenne

Pour sa part, Senen Florensa, Président exécutif de l’IEMed, a considéré que le thème de cette 24e édition du forum pourrait réfléchir sur l’avenir de la Tunisie, de l’Europe et de la Méditerranée. Dans ce contexte, il a été considéré que malgré les critiques désorientées et les bouleversements, les relations entre la Tunisie et l’Europe ont prospéré.
Il a dans ce contexte cité des chiffres démontrant l’importance des relations de partenariat économique établies entre la Tunisie et l’Europe. En effet, les exportations tunisiennes vers l’Europe ont presque triplé depuis 1995 et représentent 71% du total des exportations. D’autre part, 50% des importations tunisiennes issues de l’Europe. Le commerce extérieur de la Tunisie avec l’
S’agissant des investissements étrangers, les européens représentent 85 % des investissements directs en Tunisie et génèrent 81 % des emplois générés par les investissements étrangers.

Quant à la Coopération financière, elle représente entre 300 et 400 millions d’euros par an dont la moitié sous forme de dons.
« Ces chiffres expliquent les profondes relations économiques de la Tunisie avec les pays européens, mais face aux changements géopolitiques mondiaux qui affectent également la Méditerranée, la question qui se pose est de savoir si ces relations peuvent être renforcées par d’autres alliances avec d’ autres pays émergents», at-il lancé.
Selon Senen Florensa, les pays du Sud de la Méditerranée, à l’instar de la Tunisie, ont subi de plein fouet les conséquences dévastatrices de trois crises majeures, à savoir la crise financière de 2008 qui a coïncidé avec l’émergence du Printemps arabe , la pandémie de la Covid-19 et l’invasion féroce et criminelle de l’Ukraine par la Russie.
Face à l’impact dévastateur de cette guerre à l’échelle mondiale, l’enjeu serait selon Florensa de savoir transformer ces défis en opportunités. Pour le cas du monde sud-méditerranéen dont la Tunisie fait partie, il estime que trois modèles sont envisageables. Le premier consistait en un  modèle de modernisation et de démocratisation progressive comme celui avancé par la Tunisie depuis 1995 avec l’UE à travers l’association euro-méditerranéenne et la politique européenne de voisinage.
Le deuxième modèle est celui identitaire islamiste anti-occidental avec deux versions différentes : une première conservatrice des frères musulmans et une deuxième révolutionnaire des djihadistes.
Le troisième modèle renvoyé à l’État conservateur autoritaire arabe traditionnel qui s’est renforcé durant ces dernières années par l’échec du printemps arabe dans certains pays.
Pour l’expert, le modèle d’association euro-méditerranéenne qui n’exclut pas des relations avec d’autres amis serait le plus favorable aux intérêts des peuples de ces pays.Il considère qu’il est impossible de penser à relever les défis mondiaux dans des mesures nationales et que la coopération internationale est la clé pour transformer ces défis en opportunités de création de richesses et de développement économique et social.
« Le partenariat euro-méditerranéen reste pour toujours le cadre approprié pour promouvoir une coopération efficace, garantir la paix et la stabilité et réaliser des progrès économiques et culturels », at-il conclu.

Quel positionnement de la Tunisie face à cette nouvelle donne ?

Représentant le chef de la Diplomatie tunisienne Othman Jerandi lors de ce forum, Mourad Ben Hassen, directeur au ministère des Affaires étrangères, de la migration et des Tunisiens à l’étranger, a révélé qu’il était nécessaire pour la Tunisie de repenser son positionnement à la lumière des développements et mutations notoires dont le bassin méditerranéen est le théâtre.
« L’impact de la pandémie Covid-19 a révélé notre vulnérabilité économique et sociale. Elle a certainement induit un élan de concertation et de solidarité entre les 2 rives de la Méditerranée mais en même temps administré la preuve de notre interdépendance, l’insuffisance de nos infrastructures et l’urgence d’y remédier.La guerre entre la Russie et l’Ukraine et les perturbations qu’elle a provoquées en matière d’approvisionnement en blé, en denrées alimentaires, gaz et pétrole, nous incitent à limiter à fournir à un certain nombre de mécanismes de coopération au bénéfice des deux rives de la méditerranée », at-il expliqué.  
Selon M. Mourad Ben Hassen, les enjeux géostratégiques constituent des défis réels pour la diplomatie et le gouvernement tunisiens de manière générale. Sur le plan énergétique, il estime que la Tunisie est en mesure d’en tirer les meilleurs profits et est à même de figurer sur le nouvel échiquier énergétique.Il explique que la Tunisie dispose d’atouts de taille lui permettant de devenir un acteur majeur en matière d’énergies, dont le positionnement géographique proche de l’Europe en tant qu’un important consommateur d’énergies et un capital humain qualifié en matière d’énergies renouvelables, etc.
Étant une zone de transit du gaz et du pétrole algérien vers l’Europe, la Tunisie ambitionne de devenir un maillon dans la réalisation de projets d’interconnexion électrique de très hautes tensions avec l’Europe. La Tunisie pourrait accueillir les capacités de production d’énergies renouvelables à grande échelle pour alimenter les différents réseaux électriques européens », at-il lancé. Néanmoins, le responsable diplomatique souligne l’importance de préparer l’
S’agissant de la question des flux migratoires, le responsable a affirmé que la Tunisie estime que ce phénomène qui ne cesse de s’accentuer à cause des bouleversements et transformés entre les deux rives, devrait être traité dans le cadre d’une approche concertée et inclusive et ne doit pas être perçue uniquement comme une menace permanente mais plutôt comme un vecteur de développement économique, social et culturel, voire un facteur de rapprochement entre les peuples.
Pour ce faire, il rappelle que la Tunisie s’est engagée à mettre en œuvre une stratégie globale pour contenir ce phénomène : examiner les aspects socio-culturels, le renforcement des capacités logistiques et opérationnelles des forces de sécurité, l’encouragement au retour volontaire en proposant un
accompagnementadéquat en termes de réintégration professionnelle, etc. de développement dans la gestion des questions migratoires », at-il conclu.
De son côté, l’ancien ministre Hatem Ben Salem, qui animait la conférence introductive du forum, a considéré que la nouvelle donnée stratégique était caractérisée par un défaut de   stable vécue par l’humanité depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à à la chute de l’URSS. « Ces périodes de stabilité étaient en effet dues à l’émergence d’une bipolarité internationale de puissances USA/URSS.Cette stabilité a disparu avec la chute de l’URSS qui a donné lieu à un nouvel ordre mondial marqué par une unipolarité internationale (USA) rejetant toute puissance économique ou militaire concurrente à l’instar de la Chine ou la Russie », at-il expliqué.

Et d’ajouter : « Prise en main par Vladimir Poutine, la Russie n’accepte plus l’avancée sans limites de l’OTAN à côté de ses frontières… La guerre en Ukraine qui est condamnable, n’est pas une guerre entre une démocratie libérale et un régime autoritaire, mais c’est une lutte pour un positionnement international des nouvelles puissances.
Il explique que ce nouveau positionnement a été marqué par l’émergence d’une nouvelle forme de guerre, à savoir la guerre hybride.Il s’agit d’une guerre basée sur l’usage d’armes conventionnelles, sur une guerre informationnelle, sur les sources de distribution des produits alimentaires et énergétiques.

La rive sud, lâchée par ses partenaires européens ?

L’impact de cette guerre a frappé de plein fouet la rive sud de la Méditerranée où il y a un Maroc et une Algérie en désaccord, consacrant une grande partie de leurs ressources à l’armement au lieu du développement, une Tunisie déphasée et affaiblie ne jouant plus son rôle diplomatique de médiation et de rapprochement des points de vue dans la région, une Libye potentiellement chaotique menaçant la stabilité de toute la région et une Égypte tournée vers de nouveaux partenaires, à savoir les États du Golfe.
Selon   Hatem Ben Salem, cette situation est donnée lieu à une nouvelle donnée stratégique au niveau de la rive sud de la Méditerranée où la cohérence politique entre les acteurs fait désormais défaut.  « Cette situation fait que les partenaires étrangers les plus importants de la région s’orientent désormais vers d’autres horizons géopolitiques. Ceci se traduit par deux aspects principaux, à savoir la régression de la coopération en matière de lutte contre le terrorisme et l’immigration clandestine… l’armement. A titre d’exemple, l’Allemagne en tant qu’acteur majeur de ce partenariat, est en train de dépenser 100 milliards de dollars pour les 5 prochaines années en armement », at-il noté.

Face à l’impact dévastateur de cette guerre sur ce partenariat vital pour les pays de la rive sud, Hatem Ben Salem souligne l’importance de trouver une voie pour la paix en engageant des négociations sérieuses. « Pour que la souveraineté de l’Ukraine soit respectée et que la Russie puisse avoir la place qui lui sied dans ses relations internationales », at-il lancé. Et d’ajouter : « Mobilisons tout notre potentiel pour que cette coopération puisse se remettre en place sur la base d’une innovation technologique, d’échanges scientifiques et que les deux rives soient comme avant, des partenaires solidaires. Il n’y a pas de place à la guerre entre nous, humains, que ce soit en Méditerranée ou ailleurs », at-il conclu.
La conférence introductive dea suscité un vif débat dans la salle, en particulier l’interaction de plusieurs ambassadeurs de pays européens en Tunisie dont celui de Finlande qui a révélé que l’importance de la Tunisie et de la Méditerranée n’a nullement diminué pour les pays européens. Par ailleurs, il a considéré qu’il était essentiel de signaler l’agression russe contre un pays souverain et de faire respecter la loi internationale.   « Il ne faut pas céder aux agresseurs, et même s’ils sont des puissances nucléaires considérables, il ne faut pas accepter leurs manœuvres illégales et condamnables », at-il martelé.
L’ambassadeur de la Hongrie a, à son tour, considéré qu’il n’était pas recevable de justifier l’agression russe qui a mis en péril la paix et la sécurité en Europe et dans le monde entier.    « Il faut nommer l’agresseur et la victime, soyons clairs sur ce point, et moi aussi, je voudrais féliciter la Tunisie de s’être tenue du côté de la liberté, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale en votant pour la résolution note de l’ONU condamnant les « annexions illégales   de territoires de l’Ukraine par la Russie », at-il affirmé.
Réagissant à l’idée d’engager des négociations entre l’Ukraine et la Russie, l’Ambassadeur de la Tchéquie a, à son tour, considéré qu’il n’est pas possible de négocier avec l’agresseur, à savoir le régime russe.
De son côté, l’Ambassadrice de Pologne a rappelé les conséquences dévastatrices et douloureuses de l’occupation soviétique en Europe centrale et orientale pendant 40 ans, rétrogradant que l’Ukraine subit aujourd’hui les mêmes conséquences de cette agression injustifiable provoquée par la Russie . Rejoignant les réflexions des diplomates européens, Senen Florensa a manifesté que l’attitude tiède de la Tunisie face à l’agression russe en Ukraine a surpris les pays amis européens qui s’attendaient à ce que notre pays puisse aider à ce qu’en Europe ne se développe pas des forces contraires.
Réagissant à ces interventions, Hatem Ben Salem a nié avoir justifié l’agression russe en Ukraine, ajoutant que cette « agression est condamnée par la communauté internationale, par la Tunisie, du point de vue des lois internationales et de la morale humaine. »
Néanmoins, il explique qu’en tant qu’analyste, il n’avait pas d’obligations de réserve en expliquant les dessous de cette guerre, contrairement aux diplomates. « C’est une guerre de positionnement stratégique et la Russie ne veut pas perdre sa place stratégique. Nous sommes tous perdants dans cette guerre et c’est pour cette raison que j’ai lancé ce cri pour la paix qui nécessite nécessairement d’engager des négociations sérieuses », at-il conclu.

Hajer Ben Hassen

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *