Une mer macabre, des politiques européennes inhumaines de lutte contre les flux migratoires irréguliers et des violations au droit à la mobilité, les expressions se sont inventées mais se sont retrouvées face à une seule réalité commune partagée : il est plus que jamais temps de trouver de nouvelles solutions efficaces aux flux migratoires irréguliers en Méditerranée.
C’est ainsi que se sont retrouvés universitaires, experts, diplomates et journalistes à débattre de la question des flux migratoires en Méditerranée lors de la deuxième séance de la première journée de la 24e session du Forum international de Réalités tenu cette année sous le thème « La Nouvelle donne stratégique en Méditerranée : les enjeux géopolitiques, économiques, migratoires, énergétiques et technologiques ».
Les flux migratoires à destination des pays européens se diversifient chaque année. « L’élite préfère l’Europe pour s’installer et cela ne concerne pas seulement les nouveaux diplômés qui recherchent un premier emploi mais aussi ceux qui quittent des établissements privés et publics pour aller fonder une nouvelle vie dans un pays européen », avait regretté Slim Tlatli, ancien ministre de l’Emploi et de l’insertion des jeunes, consultant international senior et membre de plusieurs Conseils d’administration. « Nous, pays pauvres, dépensons énormément d’argent pour nos anciens jeunes et ce sont les pays qui en profitent », at-il ajouté.
Un problème d’origine démographique
Pour Gérard-François Dumont, géographe, économiste et démographe, les flux migratoires en Méditerranée sont en corrélation étroite avec la donnée démographique des deux continents, africain et européen.
Selon lui, il existe un paradoxe entre le rapprochement espace-temps des deux rives de la Méditerranée -un rapprochement qui a eu lieu grâce notamment aux développements technologiques- et la fragmentation migratoire qu’il représente. Dumont a, par ailleurs, présenté que la population méditerranéenne était répartie inégalement sur les pays, d’où le déséquilibre démographique observé à travers des différences phénoménales en termes de taux d’accroissement naturel. Ces différences s’expliquent, at-il poussé, notamment par les particularités de chaque pays.
Hassan Boubakri, professeur de géographie et d’études des migrations à l’Université de Sousse et président du Centre de Tunis pour la migration et l’asile (CeTuMA) a quant à lui, affirmé que toute la dynamique et les bouleversements liés à la question migratoire depuis les années 80 du siècle dernier n’échappaient pas à la dimension géographique
« Les flux migratoires développés depuis les indépendances de la majorité des pays africains se sont développés à travers le Sahara, faisant ainsi de plusieurs grandes villes, des lieux connus pour être des points d’échange humain entre l’Afrique du Nord et l’Afrique du Sud du Sahara », at-il ajouté.
« Avant 2011, on peut parler de 2 temps, le premier quand la Libye est entrée en confrontation avec les USA et le monde occidental et s’est transformé en un grand pôle d’immigration pour les Subsahariens et un deuxième temps quand il est devenu de plus en plus difficile pour les Subsahariens d’y rester », at-il expliqué. Durant ce deuxième temps marqué par la levée de l’embargo, en 2004, avec la pression britannique, la Libye fut considérée comme alliée stratégique des pays du Nord dans la lutte contre la migration irrégulière.
Selon le professeur Boubakri, les événements de 2011 et la chute de Ben Ali puis de Kadhafi ont constitué une sorte d’illusion partagée par les pays africains ou encore les pays jugés. « On a rejoint le modèle occidental de la démocratie, on croyait qu’il y aurait au moins un assouplissement des procédures de circulation des Tunisiens vers les pays innovants, mais l’Union européenne a plutôt réactivé les partenariats de la mobilité », at- il notait, estimant que les Occidentaux avaient pensé que la démocratisation était l’occasion pour les populations africaines de rester chez elles.
Or, selon les données publiées par Frontex (Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes), il y a eu 2,6 millions de personnes qui ont débarqué sur les côtes européennes entre 2008 et 2020, dont 80% entre 2014 et 2020.
« C’est clair que la guerre en Libye a alimenté l’instabilité qu’on voit dans les pays, notamment subsahariens, en plus de la crise environnementale et du développement de réseaux criminels de traite de personnes qui vont même les chercher dans leurs villages pour les emmener jusqu’à la Libye », at-il fait savoir. Selon lui, cette guerre dont on n’a pas calculé les suites, continue d’alimenter les flux migratoires subsahariens vers l’Europe qui a mobilisé des fonds dont 80 % vont en soutien aux politiques migratoires et au contrôle des frontières.
Certains gouvernements ont même financé des réseaux de transports illégaux des migrants pour qu’ils arrêtent de transporter les migrants vers les pays européens, selon Boubakri.
Dans le cadre de ces politiques européennes de financement de gouvernements africains pour lutter contre les flux migratoires, le Niger, membre du CEDAO, à titre d’exemple, s’est engagé à stopper le flux de migration qui vient des pays subsahariens, passant par le Niger, pour arriver en Libye, nécessite un blocage de la mobilité entre les pays voisins, a rappelé Boubakri qui souligne que plusieurs pays, dont ceux d’Afrique du Nord, ont refusé la mise en place de plateformes de débarquement des migrants irréguliers.
Des politiques inhumaines
Mahmoud Kaba, expert Euromed, a montré que toutes les politiques de financement des programmes de lutte contre les flux migratoires ne prenaient pas en compte l’aspect humain de ce phénomène.
En effet, des modèles économiques sont proposés par les pays européens aux pays maghrébins pour lutter contre les flux migratoires et des politiques pour la réduction des flux de migrations irrégulières sont appliqués, mais personne ne parle de l’impact de ces politiques sur les peuples subsahariens . « Les matériaux et les équipements fournis sont utilisés pour violer le droit des migrants subsahariens, voire pour intercepter les personnes qui essaient de se rendre en Europe alors que personne ne demande comment cette interception est faite », at-il regretté, reconnu que le nombre de personnes décédées sur les frontières en 2021 a dépassé les 3000. Selon lui, il faudra calculer le coût humain de la lutte contre les flux migratoires et pas seulement le coût économique. Kaba a considéré les pays maghrébins comme responsables d’une politique de non accueil des personnes migrantes au Maghreb. « En Tunisie, il n’y a pas de loi d’asile malgré le nombre énorme de demandes en attente », at-il rappelé.
Le nombre des réfugiés et demandeurs d’asile a connu une augmentation en Tunisie, passant de 6 200 en 2019 à 6 500 personnes en janvier 2021 (bureau du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés, HCR-Tunisie).
La Constitution tunisienne de 2014 avait été reconnue dans son article 26 le droit d’asile politique. Cependant, aucune loi ou projet de loi sur l’asile politique n’a été élaboré. La Tunisie a également décliné la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés et son protocole.
La mer méditerranéenne est devenue de nos jours un cimetière à ciel ouvert des migrants de toutes nationalités face à des circonstances de vie de plus en plus difficiles et des gouvernements le moins qu’on puisse dire incompétents. Les solutions financées par l’Union européenne ont prouvé leur inefficacité, d’où la nécessité de trouver de nouvelles solutions locales adaptées à nos besoins et respectant nos droits, notamment à la mobilité, en tant que citoyens africains mais aussi en tant que citoyens du monde.
Sedki Belkhiria