Entretien conduit par Dr Souhir Lahyani
Les technologies de la santé, secteur en pleine expansion, offrent des perspectives immenses en améliorant la compréhension des maladies, la facilitation des soins et les résultats médicaux. Ce domaine englobe les dispositifs médicaux, la télémédecine, la robotique médicale, l’imagerie médicale, les biotechnologies, la bio-ingénierie et l’industrie pharmaceutique. L’intelligence artificielle promet également de révolutionner la médecine avec des données précises et riches.
Le Centre de Recherche en Numérique de Sfax: une transformation vers l’excellence en IA
Lorsque Mohamed Jmaiel a pris ses fonctions, le centre était un projet tout neuf, sans chercheurs. Cependant, avec le soutien de l’écosystème régional et du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, il a réussi à transformer le centre en un établissement de renommée internationale.
Au fil des années, le centre a surpassé de nombreux autres centres de recherche plus anciens et est désormais bien classé, se situant à la 8e place à l’échelle nationale et à la 52e à l’échelle internationale. Aujourd’hui, le centre compte plus de 150 chercheurs et s’est spécialisé dans l’intelligence artificielle (IA), en se concentrant sur des domaines comme la santé, l’agriculture et l’industrie 4.0.
Pr Jmaiel souligne que l’IA est une discipline ancienne, dont l’essor récent est dû à la disponibilité massive de données et à l’augmentation des capacités de calcul des ordinateurs. Ces avancées permettent le développement de modèles d’IA sophistiqués, utilisés dans divers secteurs. Au centre de recherche, les efforts se sont concentrés sur le développement des secteurs clés pour la Tunisie comme la santé et l’agriculture.
La technologie pour la santé : une priorité à Sfax et une vision pour l’avenir de l’IA en Tunisie
La technologie pour la santé est au cœur des travaux menés à Sfax, notamment à travers le Forum International de Santé Numérique. Depuis 2012, ce forum favorise la synergie entre divers acteurs régionaux et joue un rôle crucial dans le développement de ce secteur.
Pr Mohamed Jmaiel soutient également la création d’un institut dédié à l’intelligence artificielle (IA) en Tunisie pour répondre à la demande croissante de compétences dans ce domaine, tant au niveau national qu’international. Il souligne l’émergence de clusters régionaux et de startups dans le domaine des technologies de la santé à Sfax. Par exemple, AmalXR, une startup spécialisée dans la réhabilitation virtuelle, propose une plateforme interactive de jeux de rééducation destinée aux personnes handicapées. Cette solution utilise des appareils accessibles tels que les smartphones, les ordinateurs portables et les téléviseurs intelligents. Grâce à une caméra embarquée, les mouvements du patient sont détectés et convertis en actions dans un univers virtuel doté de scénarios spécifiques et d’indicateurs de performance médicale (KPIs). Cela démontre l’impact de l’IA sur le développement technologique et économique régional.
Selon Pr Jmaiel, bien que pouvant être perçue comme une menace pour certains emplois, l’IA crée de nombreuses opportunités et simplifie des tâches complexes, apportant ainsi des bénéfices significatifs à divers secteurs.
Cluster HealthTECH : une initiative régionale ambitieuse à Sfax
Le professeur Jemaiel, co-fondateur du cluster Sfax Health Tech créé en 2017, a expliqué que cette initiative soutient les priorités nationales en matière de développement d’une économie à forte valeur ajoutée. Selon lui, les acteurs de la société civile de Sfax ont mené une réflexion stratégique et choisi une spécialisation intelligente pour la région. Pour Sfax, développer les services et les technologies est une nécessité pour devenir un pôle technologique grâce aux talents locaux.
Le cluster Sfax Health-Tech a pour mission de structurer, organiser et développer une dynamique économique à forte valeur ajoutée technologique. Ses objectifs incluent le renforcement des services à l’export, la rétention des talents régionaux et l’attraction des élites nationales et internationales. L’ambition, selon le professeur Jemaiel, est de transformer Sfax en un hub technologique employant des milliers d’ingénieurs, techniciens et chercheurs d’ici 2030. Les clusters, véritables réseaux d’alliances entre divers acteurs d’un système de production régional, sont devenus un concept clé du développement économique régional.
Mohamed Jemaiel a précisé que les principaux objectifs incluent la création d’un écosystème d›innovation visant à développer une industrie technologique à forte valeur ajoutée pour le secteur de la santé en Tunisie. Il a mentionné plusieurs startups membres du Cluster HealthTECH qui ont connu un succès notable révolutionnant le domaine de la santé, telles qu’IntelliTech, MedicaTECH, Biosphère, AmalXR, Stereco, DeepSmile, HyoTech, MyClinic.tn, Hayat Technology (startup innovante, œuvrant dans le développement d’un concentrateur d’oxygène à usage médical), et STEROS (startup tunisienne spécialisée dans la traçabilité médicale et la surveillance intelligente, notamment en matière de stérilisation).
Il a également souligné l’exemple de Clinisys, une entreprise qui emploie plus de 100 ingénieurs et dont l’application de gestion hospitalière est utilisée par la majorité des cliniques à Sfax.
Innovation et excellence
Pr Mohamed Jmaiel, président du jury du concours des projets innovants du Forum International de Santé Numérique et Intelligence Artificielle, indique que depuis six éditions, le comité scientifique a lancé cette compétition pour encourager les innovations en santé numérique. Le processus commence par la présentation de success stories d’entreprises existantes, suivie d’une compétition structurée.
En moyenne, le jury reçoit environ 30 candidatures. Composé de six membres aux profils divers – médecins, technologues et entrepreneurs –, le jury évalue les projets soumis via des vidéos et des présentations. Lors de la dernière édition, dix projets ont été sélectionnés pour la finale. Ces projets couvrent divers domaines de la santé numérique, tels que l’aide au diagnostic, le monitoring de patients, le traitement des maladies mentales, le suivi de traitements et l’analyse des risques, tous utilisant des techniques d’intelligence artificielle, notamment l’apprentissage automatique.
Les critères d’évaluation incluent la pertinence de la problématique, l’originalité de la solution, le potentiel et la taille du marché, l’état d’avancement, l’innovation et la scalabilité, ainsi que la qualité du pitch et de la démonstration. En tant que président du jury, Mohamed Jmaiel souligne que ce dernier privilégie l’innovation et la scalabilité des projets, offrant ainsi aux jeunes porteurs de projets l’opportunité de développer davantage la maturité technologique de leurs propositions.
BigTech 2024 : premier Sommet Digital Tunisien sur l’IA et le Big Data
Du 26 au 29 juin 2024, le Parc du Kram accueillera le tout premier sommet digital tunisien, BigTech 2024. Cet événement se concentrera exclusivement sur les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle (IA) et le big data, des domaines de plus en plus cruciaux pour le développement des nations.
BigTech 2024 représente une occasion unique d’explorer en profondeur les opportunités que l’IA peut offrir à la Tunisie. Selon Dr Jemaiel, qui sera l’un des panélistes de l’événement, l’apport de TAIS est essentiel, illustrant parfaitement les synergies possibles entre les compétences tunisiennes locales et celles de la diaspora. TAIS, en collaboration avec TPM, co-organise le volet consacré à l’IA lors de BigTech 2024, mettant en lumière les avancées et les perspectives de cette technologie en Tunisie.
Ce salon sera une plateforme d’échange, propulsant la Tunisie vers de nouvelles frontières technologiques et économiques grâce à l’IA et au big data.
Tunisian Artificial Intelligence Society (TAIS) : promouvoir l’IA en Tunisie
Lancée le 22 mai 2023 par l’association Reconnect, la «Tunisian Artificial Intelligence Society» (TAIS) a été créée pour promouvoir une culture de l’intelligence artificielle en Tunisie. Fondée en 2021 par Dr Sami Ayari, l’association Reconnect vise à encourager les échanges entre Tunisiens hautement qualifiés, qu’ils résident dans leur pays d’origine ou à l’étranger.
Le Pr Mohamed Jmaiel, membre du comité des conseillers et co-fondateur de TAIS, joue un rôle clé dans cette initiative. Selon lui, TAIS sert de forum de discussion et de réflexion autour de l’intelligence artificielle, regroupant des experts tunisiens aux profils variés occupant des postes clés dans les grandes entreprises du GAFAM et dans le secteur financier. Le réseau de TAIS s’étend sur l’Europe et l’Amérique du Nord, en plus des experts tunisiens résidant en Tunisie.
Handicaps réglementaires de l’IA en Tunisie
Mohamed Jmaiel a souligné plusieurs handicaps dans le développement de l’IA dans la santé, en particulier des obstacles réglementaires. Il a mentionné l’absence d’un acte de télémédecine et de textes réglementaires applicatifs pour sa mise en œuvre. Il souligne qu’il n’existe pas de lois spécifiques et applicatives qui encadrent la télémédecine, notamment en ce qui concerne les responsabilités et les tarifs.
Pr Jmaiel a également mentionné des obstacles juridiques qui peuvent freiner le développement de l’intelligence artificielle (IA). Il a expliqué que les dispositifs médicaux utilisant l’IA, tels que l’Apple Watch, doivent être certifiés conformément à la réglementation, ce qui représente un défi. Il a également discuté des efforts pour créer un centre d’excellence en IA à Sfax, en collaboration avec des collègues comme Dr Salma Jamoussi, pour promouvoir l’expertise et l’innovation dans ce domaine.
Il a souligné l’importance des ressources de calcul pour le développement de l’IA, mentionnant que le centre de recherche dispose de serveurs de calcul performants, équipés de cartes NVIDIA et GPU. Selon lui, pour développer des modèles d’IA, il est crucial de disposer de puissantes capacités de calcul et de données de qualité.
Pr Jmaiel a abordé la question de l’identifiant numérique unique pour chaque citoyen, soulignant les défis liés à la sécurité et à la confidentialité des données. Il a comparé la situation en Tunisie à celle de la France, qui a mis près de dix ans à mettre en place un identifiant numérique.
Écosystème et opportunités manquées en Tunisie
Selon Pr Jmaiel, le train du progrès technologique est déjà en marche. Nous devons monter à bord pour ne pas manquer cette opportunité, comme nous l’avons fait avec Internet.
Selon lui, nous avons laissé passer de nombreux projets liés à l’évolution technologique d’Internet. Bien qu’ayant créé des entreprises d’e-commerce et développé des initiatives digitales, nous n’avons pas su les exploiter pleinement. Même le commerce électronique ne fonctionne pas bien en Tunisie. Acheter quelque chose en ligne est compliqué et coûteux, et le système ne fonctionne pas de manière cohérente.
Pour maîtriser une nouvelle technologie, il est essentiel de respecter les lois et de disposer d’une infrastructure adéquate. Les citoyens doivent être informés et équipés des moyens nécessaires pour utiliser ces technologies en toute sécurité. Actuellement, il est facile de se faire arnaquer sur Internet, comme l’explique Pr Jmaiel. On peut acheter quelque chose en ligne et recevoir un produit différent, voire rien du tout. Il est donc crucial de maîtriser ces technologies, de respecter les lois en vigueur et de sensibiliser les citoyens.
Pr Jmaiel a exprimé des préoccupations concernant l’écosystème technologique en Tunisie, déplorant le manque de soutien et d’infrastructures pour les grands projets innovants. En citant l’exemple d’InstaDeep, une entreprise tunisienne qui a réussi à l’international après avoir quitté la Tunisie, il a mis en évidence les difficultés rencontrées par les startups locales en raison de l’absence d’un écosystème favorable et d’investissements suffisants.
Perspectives optimistes pour l’IA
Bien que certains la perçoivent comme une menace, l’IA consolide en réalité les efforts humains. Prenons l’exemple de ChatGPT. Pr Jmaeil le considère comme un outil extrêmement bénéfique et utile. Il aide à générer des informations très rapidement et facilite de nombreuses tâches. Il ne remplacera toutefois pas le médecin.
Malgré les obstacles, Pr Jmaiel reste optimiste quant aux opportunités offertes par l’IA en Tunisie. Il espère que les défis actuels seront surmontés et que le pays pourra rattraper son retard en matière de transformation technologique, en saisissant les opportunités offertes par l’IA pour ne pas manquer le train du progrès technologique.
Pr Mohamed Jemaiel Digest
Mohamed Jmaiel a effectué ses études en informatique en Allemagne où il a terminé une thèse de doctorat à l’université technique de Berlin. Après ses études, il a rejoint l’École Nationale d’Ingénieurs de Sfax (ENIS) en tant qu’assistant. Au fil des ans, il a gravi les échelons académiques, devenant maître assistant en 1997, maître de conférences en 2003 et professeur en 2008. Il a créé et dirigé le laboratoire de recherche REDCAD, spécialisé en développement et contrôle d’applications distribuées, et a dirigé le département de génie informatique de l’ENIS de 2005 à 2010.
En 2011, après la révolution, Jmaiel est devenu le premier directeur élu de l’ENIS, poste qu’il a occupé jusqu’en 2014, avant d’être réélu pour un second mandat. Peu après sa réélection, il a été nommé directeur général du Centre de recherche en numérique de Sfax, fonction qu’il a exercée jusqu’en 2022.
Actuellement, il est professeur en informatique à l’ENIS, co-fondateur du Cluster HealthTECH en Tunisie, membre du comité des conseillers, co-fondateur de TAIS-Tunisian Intelligence Society-TAIS et président du jury du concours des projets innovants au Forum International de santé numérique et Intelligence artificielle, dont il est membre depuis sa création.